Le commissaire de cette remarquable exposition, Jonas Storsve, pour évoquer Twombly, rappelle d’emblée l’importance de l’expressionnisme abstrait...
Ainsi que l’a résumé Laurent Wolf dans la revue Études, les premiers expressionnistes abstraits sont nés entre 1900 et 1910 (Mark Rothko en 1903, Clyfford Still ou Willem de Kooning en 1904). Les suivants entre 1910 et 1920 (Franz Kline en 1910, Jackson Pollock en 1912, Robert Motherwell en 1915). Les artistes nés dans les années 1920 ― ce qui est le cas de Twombly, né en 1928 ― vont devoir s’affirmer face à leurs prédécesseurs. Comment ? En refusant le beau geste.
Si ses premières toiles appartiennent à la veine de l’expressionnisme abstrait avec leur économie de couleur, leur gestuelle maîtrisée et leur taille monumentale, Twombly prend ainsi à revers dès le milieu des années 1950 l’esthétique équilibrée de ce courant, brisant le charme par la salissure et le ternissement des couleurs, rompant la sacralité des tons et de leur résonance par l’âpreté du geste.
En introduisant l’écriture alphabétique dans son langage pictural gestuel, Twombly abandonne derrière lui le plan sémantique purement abstrait des toiles de l’expressionnisme abstrait américain et prend désormais aussi pour thèmes de ses œuvres des événements, des mythes, des figures de héros etc.
Mais, a contrario de Twombly, les artistes nés dans les années 1920 vont quant à eux refuser le beau geste en empruntant deux directions (contradictoires) : le pop et le minimalisme. Roy Lichtenstein naît en 1923, Robert Rauschenberg en 1925 et Andy Warhol en 1928, pour ce qui est des pop artistes. Donald Judd et Sol LeWitt en 1928 pour ce qui est des minimalistes. Les uns et les autres font des choix opposés à ceux des expressionnistes abstraits, sauf sur un point : ils se placent ― constate Laurent Wolf ― en dehors de la continuité de l’histoire de l’art occidental, loin de l’influence européenne.
Twombly n’en fait rien. Goethe, Keats, Mallarmé, Rilke, mais aussi Hérodote, Homère, Horace, Ovide, Sappho, Virgile, sont cités dans ses œuvres. L’installation définitive de l’artiste à Rome en 1957 met Twombly dans une relation directe à l’Antiquité, relation qui ne s’interrompra jamais plus. En effet, l’Antiquité gréco-romaine et son héritage littéraire, historique et mythologique sont restés, pendant toute sa vie, sa source d’inspiration essentielle.
Par exemple, inspiré par la lecture de l’Iliade d’Homère, qu’il découvre dans la traduction anglaise qu’en donna Alexander Pope au XVIIIe siècle, il entame, en 1977, le cycle Fifty Days at Iliam (Twombly change l’orthographe du mot « Ilium », l’un des noms désignant la ville antique de Troie, préférant la sonorité « Iliam »). Quinze années plus tôt, déjà, sortait des brumes de l’informe Achilles Mourning the Death of Patroclus. Thierry Greub commente ainsi ce tableau : « Au moyen d’un seul trait, l’artiste suggère ici une séparation de la surface du tableau en deux parties, l’une symbolisant la mort, l’autre la vie. Au-dessus de cette ligne, une forme de couleur rouge ressemblant à un nuage cherche à attraper un "écheveau" d’un rose blanchâtre. Dans la partie inférieure, par l’effet d’une sorte de symétrie axiale, le titre inscrit à même le tableau "ACHilles mourning the Death of Patroclus" en élucide littéralement le sens : le frottis de couleur rouge, Achille, pleure la mort de son ami (le nom de Patrocle s’inscrit à l’intérieur de la « pelote » rose) et tente en rêve de franchir la frontière entre la vie et la mort pour étreindre une dernière fois son ami défunt. » « [Achille] dit et tend les bras, mais sans rien saisir : l’âme, comme une vapeur, est partie sous terre »… Ainsi Homère décrit-il, au début du chaut XXIII de l’Iliade (vers 730-720 avant J.-C.), l’apparition à Achille du « fantôme » de Patrocle tué par Hector.
Ce que nous enseigne Twombly, c’est que, comme l’a affirmé Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception (1945), l’ « existence comme subjectivité ne fait qu’un avec [l’]existence comme corps » ; « le corps à chaque moment exprime l’existence, [...] au sens où la parole exprime la pensée », il est ce par quoi l’individu met en forme le monde.
Car l’œuvre de Twombly nous montre le corps (son corps) en existence, ainsi que l’a théorisé Roland Barthes, dans un texte publié en 1979 (« Cy Twombly, ou "Non multa sed multum" ») : « [Twombly] contrairement au parti de tant de peintres actuels, montre le geste. Il n’est pas demandé de voir, de penser, de savourer le produit, mais de revoir, d’identifier et, si l’on peut dire, de "jouir" le mouvement qui en est venu là. Or, aussi longtemps que l’humanité a pratiqué l’écriture manuelle, à l’exclusion de l’imprimée, le trajet de la main, et non la perception visuelle de son œuvre, a été l’acte fondamental par lequel les lettres se définissaient, s’étudiaient, se classaient : cet acte réglé, c’est ce qu’on appelle en paléographie le ductus : la main conduit le trait (de haut en bas, de gauche à droite, en tournant, en appuyant, en s’interrompant, etc.) ; bien entendu, c’est dans l’écriture idéographique que le ductus a le plus d’importance : rigoureusement codé, il permet de classer les caractères selon le nombre et la direction des coups de pinceau, il fonde la possibilité même du dictionnaire, pour une écriture sans alphabet. Dans l’œuvre de [Twombly] règne le ductus : non sa règle, mais ses jeux, ses fantaisies, ses explorations, ses paresses. C’est en somme une écriture dont il ne resterait que le penchement, la cursivité ; dans le graphisme antique, la cursive est née du besoin (économique) d’écrire vite : lever la plume coûte cher. Ici, c’est tout le contraire : cela tombe, cela pleut finement, cela se couche comme des herbes […] ».
En les distribuant de façon dynamique à travers le champ du tableau, le peintre se sert fondamentalement de trois éléments formels : la trace peinte ou dessinée, résultant d’une gestualité physique, le signe s’apparentant à une écriture chiffrée (par exemple des formes géométriques), et pour finir l’inscription de noms, de mots et plus tard de citations généralement empruntées à la poésie des littératures du monde entier, même si ce sont les auteurs antiques qui significativement dominent.
Et Barthes de continuer : « [L]a main a tracé quelque chose comme une fleur et puis s’est mise à traîner sur cette trace ; la fleur a été écrite, puis désécrite ; mais les deux mouvements restent vaguement surimprimés, […] l’un tendant à effacer l’autre, mais à seule fin, dirait-on, de donner à lire cet effacement. […] [C]omme s’il s’agissait de rendre visible le temps, le tremblement du temps. […] [Q]uand on se décide à laisser entrer ces gribouillis en soi, on refait les traits et on refait les lignes ; on laisse exploser ce rouge ou ce vert, on revit (plutôt qu’on ne revoit) l’action de peindre, le moment d’existence qui a donné naissance à cette peinture. »
De facto, c’est seulement en prêtant attention à l’imbrication étroite « des événements de forme et de couleurs et des inscriptions textuelles que le spectateur pénétrera dans l’Iliade avec les yeux de Twombly : à travers les noms manuscrits que le peintre leur ajoute, les formules secrètes gestuelles se transforment en être vivants, l’énergie émotionnelle se transmue en histoire personnalisée. »
À propos de l’exposition au Centre Pompidou du 30 novembre 2016 au 24 avril 2017.